Nouvelle Calédonie

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Voyage de France vers Nouvelle Calédonie

Georges Dufour embarque le 25 août sur le Sydney. Le voyage, à cette époque, est encore très long, même si l’utilisation de la vapeur et le canal de Suez, ont réduit sa durée de trois mois à un mois et demi. La vie du bord est routinière et ponctuée de nombreuses escales : Aden, îles Seychelles, Île Maurice, Australie par Adélaïde, Melbourne, et enfin Nouméa.

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Nouméa

Le jeune médecin n'est pas avare de liaisons épistolaires et c'est grâce aux nombreux courriers qu'il envoie à sa famille, notamment à sa soeur Georgina, que nous pouvons le suivre dans ses nouvelles fonctions :

.../...  Me voici enfin arrivé à destination dans ce beau pays du bagne qui n'est paraît-il le bagne que pour ceux qui n'y sont pas condamnés... Je suis installé à la case des médecins, chez « la cousine » (c'est la patronne), femme d'un ancien libéré, et servi par une bonne envoyée ici pour crime d'infanticide. Le joli milieu n'est-ce pas ? Mais il n'y a pas à choisir.

J'ai rencontré hier M. Gourdon, et lui ai donné de vos nouvelles ; je compte aller le trouver à son bord pour lui faire ma visite d'arrivée ; il espère, je crois, passer capitaine de vaisseau à la fin de l'année ; il a l'air bouffi d'un homme qui aurait une maladie de cœur, mais ne se plaint pas de sa santé. J'ai dû voir tous les chefs de service de la colonie, et il n'en manque pas car tu sais que les fonctionnaires constituent une graine d'exportation abondante. Le médecin en chef, M. Chastang, doit nous envoyer dans « la brousse ». C'est le nom consacré pour parler des postes de l'intérieur ou de la côte ; étant le plus ancien des nouveaux venus, je serai aussi de droit le premier à partir ; je ne m'en plaindrai pas car j'aurai toujours le temps de connaître à fond Nouméa où je ne suis installé qu'en camp volant, c'est à dire très mal. Par le prochain courrier, tu sauras sans doute mon sort..

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Le village de Païta

...Je t'envoie ci-joint un petit croquis représentant une vue de Païta, prise de la route qui mène à mon domicile ; la montagne qui est au fond est le mont Mu, élevé de 1 200 à 1 500 mètres ; plus près, des petits mamelons de cent mètres couverts de l'éternel niaoulis ; c'est l'image de la brousse.

Les maisons qui sont bâties sur le plateau appartiennent au camp des condamnés ; les cases des bagnards sont à droite du dessin ; les autres constructions servent de logement aux cinq surveillants militaires ; tout à fait à gauche, l'établissement des sœurs. En arrière est l'église ; un petit sentier mène au camp ; c'est celui que je prends pour aller à l'infirmerie faire mes visites ; il est presque dans le prolongement de la route qui mène à mon domicile ; à ce niveau, la route fait un coude et traverse Païta ; quelques habitations dispersées de chaque côté forment le village ; c'est ainsi que l'auberge de la poste se trouve en contrebas du camp de l'autre côté du chemin. La ligne d'arbres qui est en bas du camp, en travers du dessin, indique le lit de la rivière, le Cariconié, une rivière bien tranquille, mais qui gronde fortement après les pluies et vient couvrir la petite plaine à travers laquelle elle court.

Mes fonctions sont assez fatigantes à cause des courses étendues que j'ai à faire. Je suis détaché au service de l'administration pénitentiaire, c'est à dire destiné à donner mes soins aux condamnés. Ma circonscription médicale s'étend autour de Païta, mais surtout le long de la route qui va de Nouméa au nord de la Calédonie, sur une longueur de 32 km. Je dois visiter une fois par semaine au moins les camps de condamnés échelonnés sur les chemins, et puis être appelé en cas d'accident, de décès pour donner les soins ou faire les constatations. Sur le chemin qui va de Païta à Nouméa, je vais au camp de Kaë, ce qui me fait le dimanche une course de 24 km. Tout près de la mer, je vais au camp de Gadgi, soit 12 km. Je fais cette course tous les mardis. Enfin le jeudi je visite les camps de la Pirogue, le camp Soulard, le camp Schiel jusqu'à Coëtempoé distant de Païta (sur la route de Païta au nord) de 24 km, ce qui me fait un chemin de 48 km à faire dans la journée. Pour les courses réglementaires et hebdomadaires, l'administration m'alloue deux chevaux dont l'un ne vaut rien et dont l'autre est peu fameux. A faire ce métier de coureur de grands chemins, je finirai par devenir tout à fait cavalier ; la connaissance du cheval que j'avais acquise à La Plata m'a été de grande utilité pour m'éviter la fatigue des premiers jours.

Au point de vue professionnel, je suis assez bien partagé ; dans les divers camps que j'ai cité plus haut, il y a environ en tout 1000 condamnés ; de là des cas assez nombreux, soit en chirurgie, soit en médecine ; à Païta, au camp central de ma circonscription, est une infirmerie où je puis expédier les malades que je désire avoir sous la main ; là je fais une visite presque journalière parce que le camp est voisin de ma demeure. Je ne me plains pas de mes occupations médicales ; bien au contraire je me flatte d'avoir de la besogne pour ne laisser engourdir ni la main, ni l'esprit...

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Gendarme canaque

... Nouméa est un trou de 5 000 habitants environ, bâti sur une sorte de presqu’île de la côte ouest et dont la rade est fermée par l’île Nou et la presqu’île Ducos. Les rues sont belles, mais les maisons généralement affreuses ; on les appelle ici des « caisses à Vermouth » converties en « boîtes à sardines » ; elles sont construites en bois et leur toiture est en tôle gondolée. Pas de mouvement dans les rues ; beaucoup de condamnés, les ouvriers de la transportation, comme le pénitentiaire les appelle, en costume de toile grise et chapeau de paille, tous la figure rasée ; ils vont et viennent en toute liberté dans la ville et sont astreints seulement à se présenter régulièrement aux appels du soir. S’ils manquent 12 jours consécutifs, ils n’ont qu’une « absence illégale », et ne sont portés évadés que le 13e jour. Rarement ils s’évadent, tellement ils sont heureux : les canaques les repèrent rapidement, car ils touchent une assez forte prime ; mais il arrive parfois que les sauvages malins arrangent une évasion avec les condamnés ; ceux-ci se laissent reprendre à un endroit convenu et partagent la prime avec le canaque ; c’est un moyen de se procurer de l’argent sans travailler.../...

24 juin 1888 : Tu es ma confidente ordinaire et je n’ai pas de cachotteries à te faire. Il y avait pourtant à Nouméa une jeune fille de 21 ans environ, pas jolie, mais fort intelligente et bien élevée à laquelle j’ai quelquefois pensé, parce que je me suis trouvé souvent à ses côtés. Elle était bien apparentée car un de ses oncles est aide de camp de l’amiral Frantz qui est ministre et son père était mon ancien chef… M. Ponty. Mais tranquillise-toi, chère sœur, la jeune fille rentre en France dans 8 jours par le Salazie Capitaine Boulard et ce n’est pas moi qui la ramène au pays natal…

M. Ponty devint son beau-père... Cette lettre, écrite six jours avant le "bal du gouverneur" était trop précipitée. Aline Ponty prit effectivement le Salazie Capitaine Boulard le 2 juillet, mais quelques mois plus tard, l'embarquement de Nouvelle-Calédonie ayant pris fin, les pères respectifs s'étant rencontrés et le Ministre de la Marine ayant donné son accord, Georges Dufour put rentrer en métropole et épouser Aline Merleau-Ponty à Saint-Vincent, village de Gironde situé à quelques kilomètres de Bordeaux. Et le lieutenant de Vaisseau Henri Merleau-Ponty, officier d'Ordonnance du Ministre de la Marine, put apposer sa signature sur l'acte d'Etat-civil au titre de témoin de l'épouse.